INTRODUCTION
L’homme, un être concret, pris dans
sa totalité ontologique, constitue le centre d’intérêt de la philosophie de
Gabriel Marcel. Philosophe, dramaturge et musicien français, représentant de
l’existentialisme chrétien, G. Marcel s’attaque à la réflexion aristotélicienne
d’après la traduction latine qui considère l’homme comme un animal social et se
déclare un « néo-socratique » qu’un existentialiste. En célébrant
aujourd’hui le 47ème anniversaire de sa mort, nous dédions cette cogitation
à sa bravoure pour la pensée philosophique chrétienne.
En effet, l’intitulé de notre
travail qu’est « L’intersubjectivité pure, un antidote à l’ipséisme
cartésien » nous pousse à une réflexion
approfondie de la philosophie existentielle de GABRIEL Honoré Marcel face aux
fléaux qui rongent le monde aujourd’hui et plus particulièrement notre société
congolaise au sein de laquelle l’homme semble être décentré au profit de
l’avoir, d’un système économique qui tue. Voilà pourquoi, au cours de cette cogitation
et grâce à nos investigations, nous tenterons d’appréhender avec lucidité la
place que G. Marcel octroie à l’homme dans sa philosophie existentielle
concrète, c’est-à-dire l’intersubjectivité pure que prône G. Marcel. Pour ce
faire, outre la partie critique, trois points nous permettrons d’apporter à bon
terme cette thématique entre autres : L’existence humaine ;
L’homme, un être pour l’autre ; L’homme, un être libre et ouvert à l’autre
et à son environnement.
I. L’existence humaine
GABRIEL H. Marcel, philosophe
existentialiste s’est aligné dans le sillage des existentialistes tels que Karl
Jaspers, Sören Kierkegaard, Jean-Paul Sartre, Blaise Pascal, etc. Eduqué au
sein de sa famille au scepticisme, celui-ci ne cessa pourtant pas de penser et
s’interroger sur l’être, sur la destinée, la foi et la prière. Bref, il est le
premier penseur du XXème siècle à réfléchir sur son existence
personnelle. D’où, il étend sa philosophie concrète sur l’existence humaine et
s’oppose à la philosophie de Sartre tout en réfutant aussi l’ipséisme
cartésien.
En effet, la pensée de G. Marcel est
hantée par son temps, son expérience humaine, son époque déchirée par la
dépersonnalisation de l’homme, la déstabilisation de la société par des guerres
et des émeutes de tout genre en France. Par l’existence, il remarque que chacun
se confirme dans un monde cassé, déchiré par la succession des guerres, des
troubles à travers le monde, le primat de la machine gigantesque au détriment
de l’homme. D’où, il trouve opportun pour le philosophe de redéfinir son rôle
car, pour G. Marcel c’est la confusion qui est le plus grand mal de notre
temps. Il remarque en outre un déséquilibre dans le chef des philosophes
existentialistes ; ce qui lui pousse à proposer une mise en l’épreuve en
vue d’éliminer le préjugé dogmatique comme l’affirme Marcel de CORTE «… s’il est vrai, d’autre part, ainsi
que nous l’avons montré plus haut que cette valeur métaphysique de l’existence
se trouve engagée, par le déséquilibre même des philosophies existentialistes,
dans un contexte d’origine idéaliste qui en affaiblit le rayonnement, il
convient de la soumettre à une épreuve d’où ce préjugé dogmatique serait
rigoureusement éliminé »[1].
Par ailleurs, la préoccupation
primordiale de la philosophie de G. Marcel est la transcendance de l’homme
qu’il développe par l’existence humaine qu’il considère comme étant dans la
ligne d’une connaissance subjective possible car renchérit Marcel de CORTE que « la philosophie existentialiste aura
donc tendance à considérer l’existence humaine comme l’unique objet de son
enquête métaphysique, à la cloîtrer en quelque sorte en dehors des réalités du
monde qui l’entourent et qui seront réservées à un autre genre de connaissance,
radicalement hétérogène : la connaissance scientifique »[2].
La philosophie marcellienne comme le reste de la philosophie existentielle est
axée sur l’ego existentiel[3]
qui s’oppose au cogito cartésien qu’il taxe d’être enfermé sur lui-même et
isolé du monde extérieur. Voilà pourquoi G. Marcel suppose que le cogito cartésien
nie l’existence humaine car par son affirmation de l’homme étant une pensée,
implique la négation de son existence or « lorsque
je dis : j’existe, je ne veux pas dire simplement comme dit Descartes je
suis, mais je vise obscurément ce fait que je ne suis pas seulement pour moi,
mais que je me manifeste, il faudrait mieux dire que je suis manifeste… »[4].
Sans doute, G. Marcel reconnait l’ego cartésien comme le point de départ vers
l’ouverture à l’autre et la manifestation au monde car, renchérit Marcel que « mon existence vraie n’est donc pas ce
à quoi je m’adonne pour me glorifier et me durcir, mais ce à quoi je me donne,
pour me reprendre comme ego…je ne suis pas comme ego mon existence ni
l’existence, mais en tant qu’ego sum je suis infiniment perméable à mon
existence et à l’existence d’autrui…mon existence ne m’appartient pas , que je
ne suis pas mon existence. Je ne suis existant par moi-même, mais par
solidarité avec l’existence »[5].
Ainsi donc, cette affirmation
marcellienne de l’existence humaine qui se manifeste non pas à elle-même mais
aussi à l’autre nous permet d’aborder ce deuxième point qu’est l’homme, un être
pour l’autre.
II. L’homme, un être pour l’autre
Par l’existence humaine que nous
venons de décortiquer ci-haut, nous avons découvert combien G. Marcel relève
l’homme à sa place c’est-à-dire vouloir de l’homme comme un être authentique et
concret. S’opposant à Descartes qui isole l’homme des autres êtres par son
« cogito », un être idéaliste, G. Marcel ouvre une nouvelle ère en
prônant l’existence concrète de l’homme ; l’homme qui est en lien de
réciprocité avec l’autre ou avec soi-même. D’où, ce deuxième point nous
permettra d’élucider cette altérité que G. Marcel assigne à l’homme,
l’intersubjectivité pure.
En effet, cette relation est une
intersubjectivité que G. Marcel aborde dans sa philosophie pour que l’homme
recouvre sa place première qu’est l’existence concrète, qui le manifeste à
l’autre car, renchérit G. Marcel que « …J’existe,
cela veut dire : j’ai de quoi me faire connaître ou reconnaître soit par
autrui, soit par moi-même, en tant que j’affecte pour moi une altérité
d’emprunt »[6]. Ceci prouve
l’ouverture de l’homme à toute situation, comme G. Marcel l’affirme avec la
situation de l’enfant qui vient présenter le bouquet de fleurs à sa maman. Ce
dernier attend justement de sa maman une attention toute particulière qui lui
assignera des mérites car « l’enfant
se désigne ainsi, il s’offre à l’autre pour recevoir de lui un certain
tribut » [7]. Ainsi donc, cette
expérience enfantine, cet émerveillement de l’enfant de reconnaître ses propres
mérites montrent combien G. Marcel amorce un nouveau paradigme qu’est l’homme
qui se reconnait en référence de l’autre s’opposant ainsi à l’ipséisme
cartésien qui isole l’homme , en s’identifiant sur lui-même ; ce qu’il
renchérit dans Homo Viator en
montrant que le besoin éperdu de confirmation de l’homme se fait par le
dehors, par l’autre car « …c’est de
l’autre et de lui seul qu’en fin de compte le moi le plus centré sur lui-même
attend son investiture »[8].
D’où, si l’homme ne trouve pas
l’occasion d’être un être pour l’autre, se recroqueville sur lui-même et tombe
dans une autoréférentialité que G. Marcel fustige et qualifie « d’enfermement dans un petit
sanctuaire privé où il se retrouve seul avec son idole de soi-même »[9].
Pour ce faire, suite à cette intersubjectivité accomplie par l’homme, G. Marcel
assigne à l’homme aussi le sens de la responsabilité dans l’auto-affirmation
mais, qui ne peut être effective que si et seulement si l’homme
assume devant lui-même et devant l’autre ses actes car « je m’affirme comme personne(homme)
dans la mesure où j’assume la responsabilité de ce que je fais et de ce que je
dis… je le suis conjointement devant moi-même et devant autrui… » [10].
Voilà donc avec ce terme de
l’auto-affirmation qui se couronne par la prise de responsabilité annonçant la
liberté que G. Marcel offre à l’homme dans son faire et son dire que nous
bouclons ce point pour ouvrir celui de l’homme bien que libre, reste toujours
et déjà en relation avec l’autre, toujours ouvert à l’autre et au monde dans
lequel il se manifeste par son corps.
III. L’homme, un être libre et ouvert à l’autre
Après avoir accordé à l’homme
l’expérience de l’intersubjectivité, c’est-à-dire le considérant comme un être
pour l’autre qui ne s’affirme devant lui-même et devant l’autre qu’en étant
responsable ; G. Marcel assigne aussi à l’homme la disposition de la
liberté qui conduit à l’ouverture à l’autre et à l’être absolu qu’est Dieu.
Cette liberté qui pousse l’homme de nier ou au contraire de reconnaître[11].
En effet, G. Marcel reconnait à
l’homme un être libre mais qui est confronté devant une deuxième expression
qu’est la grâce qui lui vient de la part de Dieu et qui le limite tout en le
mettant en relation avec cet être Absolu. Pour ce faire, après ses analyses, G.
Marcel découvre que la liberté est une caractéristique importante de l’homme
qui lui permet de se reconnaître ou de se nier. Et cette décision
d’auto-affirmation ne peut être contrainte par personne d’autre comme l’affirme
G. Marcel « ce qui me paraît
ressortir très nettement des analyses qui précèdent, c’est que ma liberté n’est
pas et ne peut être quelque chose que je constate, mais bien quelque chose dont
je décide, et dont je décide même sans appel. Il n’est au pouvoir de personne
de récuser le décret par lequel j’affirme ma liberté, et cette affirmation est
liée en dernière instance à la conscience que j’ai de moi-même »[12].
Certes, l’homme découvre sa liberté
qu’en ayant conscience de lui-même, ainsi renchérit G. Marcel en montrant que
cette liberté bien que rattachée à l’homme, cette dernière dépend effectivement
de ce que les autres reconnaissent de l’homme. D’où, G. Marcel en paraphrasant
Karl Jaspers affirme que « nous
prenons conscience de notre liberté, écrit fortement Jaspers dans son
initiation à la philosophie (pp61-62) lorsque nous reconnaissons ce que
d’autres attendent de nous »[13].
D’où, constate G. Marcel qu’il est difficile, bien qu’on soit libre, de croire
qu’on est seul comme le cogito cartésien idéaliste et isolé car « … dire : je suis libre,
c’est dire :je suis moi. Or, cette dernière affirmation ou bien se réduit
à une identité : moi=moi…je ne suis pas moi-même, car je me comporte en
automate… » [14].
Ainsi, par la liberté, l’homme s’ouvre à l’autre, crée une intersubjectivité
avec l’autre pour être prêt à accueillir ce qu’il peut apporter de positif en
dépit de toute modification de sa position. C’est pourquoi, au nom de la
liberté qui permet à l’homme à manifester sa réciprocité, G. Marcel condamne
avec force le fanatisme qu’il qualifie de l’ennemi né de la liberté[15] par le fait que « non seulement il la supprime chez celui qu’il habite, mais
encore il tend à créer autour de lui une zone désertique, un no
man’sland »[16].
IV. Appréciation critique
Il est évident d’apprécier de
manière objective cette réflexion philosophie de G. Marcel qui redonne à
l’homme son sens ontologique comme être concret. G. Marcel met au centre de sa
philosophie concrète l’existence humaine. Pour G. Marcel, l’existence humaine
est ce qui permet à l’homme d’apparaître, d’être présent aux autres de se
révéler à l’autre et au monde, d’émerger. G. Marcel assigne à l’homme la
capacité d’intersubjectivité par le fait que tout homme vit en relation avec le
monde, avec soi-même, avec l’autre mais aussi il accède à Dieu par la foi à
travers le recueillement. Ainsi donc, il réfute avec fermeté et force le cogito
cartésien qui n’est qu’un être renfermé sur lui-même et qu’il oppose ipso facto
à l’existence concrète de l’homme que Marcel de CORTE qualifie d’ego
existentiel et qui est le véritable être de transcendance mais dont le mystère
dépasse.
Néanmoins, il n’en déplaise de
constater que cette réflexion philosophique concrète de G. Marcel soit entachée
d’insuffisance et nous pousse à la considérer d’incomplète et d’inachevée car
son objet est foncièrement historique, une philosophie engagée dans la vie
elle-même souligne de sa part DE CORTE Marcel. Nous remarquons que G. Marcel
s’exprime plus en fonction et selon les besoins de son époque : la mort de
sa chère épouse qui a bouleversé sa vie, la conversion au catholicisme, les
guerres, etc. Il est porteur de son histoire. D’où, sa critique sur le monde
technocratique, l’avoir possession, le cogito cartésien. Sans doute il a raison
car l’avoir à son époque comme notre temps détruit l’élément fondamental de la
relation et de la communication intersubjective, la technoscience qui décentre
l’homme au dépend de la machine gigantesque, l’égocentrisme qui renferme
l’homme sur lui-même. Mais, il a tort en ce qu’il a l’air de dénigrer la
technique, comme s’il s’agissait de chose à déplorer en soi ; pour l’avoir
possession qui pourvoit à l’homme à ses besoins et enfin de substituer le
cogito cartésien simplement en égocentrisme et pourtant est une
auto-affirmation, le courage d’être[17].
Par ailleurs, la philosophie
concrète de G. Marcel reste la seule ayant découvert l’étouffement de l’homme
dans le monde contemporain écrasé par une rationalisation intensive affirme
Marcel de CORTE dans la philosophie de
Gabriel Marcel. D’où, le questionnement sur l’homme conduit G. Marcel à
l’existence humaine qui fait de l’homme un être concret et ouvert à l’autre, au
monde et à Dieu.
CONCLUSION
Au terme de notre recherche sur l’intersubjectivité pure, antidote à l’ipséisme cartésien, nous attestons que GABRIEL Honoré Marcel octroie à l’homme une existence qui le rend présent à l’autre, fait de lui un être pour l’autre et enfin G. Marcel considère l’homme comme un être libre mais toujours et déjà ouvert à l’autre dans l intersubjectivité pure qui est un antidote à l’ipséisme cartésien, car affirme G. Marcel par cet extrait paulinien « Vous n’êtes point à vous-mêmes ». Nous disons donc que l’homme est la joie pour l’homme ainsi que pour le monde qui l’entoure, son environnement et contre toute théorie qualifiant l’homme d’un loup pour l’homme.
Frère Adolphe Aganze, ofm
Frère Adolphe Aganze, ofm |
[1]M.DE
CORTE,
La philosophie de Gabriel Marcel,
p.82.
[2] DE
CORTE, La philosophie de Gabriel Marcel, p.82.
[3] Cfr.DE
CORTE, La philosophie de Gabriel Marcel, p.83.
[4] G.MARCEL, Mystère de l’être I. le repère existentiel,
éd. Association Présence de Gabriel Marcel, Paris, 1997, p.106.
[5] DE CORTE, La philosophie de Gabriel Marcel, p.95.
[6] MARCEL, Mystère
et l’autre II, p.106.
[7] G.MARCEL, Homo Viator : Prolégomènes à une métaphysique
de l’espérance, éd. Association Présence de Gabriel Marcel, Paris, 1998,
p.16.
[8] MARCEL, Homo Viator, p.20.
[9] MARCEL, Homo Viator, p.21.
[10] MARCEL, Homo Viator, p.24.
[11] MARCEL, Mystère de l’être, p.110.
[12] MARCEL, Mystère de l’être, p.114.
[13] MARCEL, Mystère de l’être, p.114.
[14] MARCEL, Mystère de l’être, p.115.
[15]Cfr. MARCEL, Mystère de l’être, p.116.
[16] MARCEL, Mystère de l’être, p.116.
[17] P.TILLICH, Le
courage d’être, éd. Casterman, Paris, 1967, p.9.
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