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30 septembre 2020

Vivre et suivre

 


Vivre et suivre

Lettre des Ministres généraux franciscains

 

À tous les frères du premier Ordre, à l’heureuse occasion des huit cents ans de la Règle non bullata, nous, les Ministres généraux, adressons cette lettre.

Pour faire mémoire dans la reconnaissance.

Pour renouveler avec passion notre suite du Seigneur Jésus, selon la forme de vie de frère François, pour l’Église et le monde, comme frères mineurs.

À la louange de Dieu, « qui est tout le bien, le vrai et souverain bien » (1Reg 23, 9).

 

Pour commencer 

Un autre anniversaire… Qu’il ne soit pas la visite obligatoire d’un musée ! 

En 1221, prit fin une des nombreuses « histoires » qui, dans la tradition chrétienne, eurent pour résultat final la production d’un texte appelé « règle ». Quel est l’enjeu du « genre littéraire » ? Pour nous, le mot « règle » suscite très probablement un sursaut intérieur d’autodéfense, parce qu’il rappelle, plus ou moins consciemment, quelque chose de fixe et de schématique, peut-être même de stérile. À y regarder de plus près, ce n’est pas le cas. En lisant la Règle non bullata, en effet, on a la sensation d’horizons qui se révèlent, de perspectives qui ouvrent l’âme et laissent entrer l’air frais dans le cœur : après 800 ans !

Oui, 800 ans se sont écoulés et la célébration d’un « anniversaire » est inévitable. Et là aussi, un autre mouvement – cette fois de rébellion – se manifeste en nous, tout de suite : « Un autre anniversaire ! À quoi servira-t-il ? ». Faisons un essai : ne répondons pas à cette question à l’avance – « à quoi sert un anniversaire ? » – mais laissons-la en arrière-plan. Essayons plutôt d’éviter le risque de célébrer cet anniversaire avec l’attitude de celui qui visite un musée avec une vague curiosité touristique, sans en être touché, sans le moindre désir d’être intercepté à fond ; peut-être simplement parce qu’il « faut », parce que « ce musée est célèbre ». Soyons plutôt des « touristes sérieux », qui entrent dans un musée sachant que les chefs-d’œuvre contemplés ne les laisseront pas repartir, par la suite, comme ils y étaient entrés. Nous sommes donc devant l’œuvre d’art qu’est la Règle non bullata ; une œuvre, hélas, sans date et sans auteur ! 

Une écoute continue…

Passages de vie selon l’Évangile dans la Règle non bullata

 En prise directe, sans date et sans auteur 

C’est vrai ! Nous parlons d’une œuvre qui n’a pas de datation ponctuelle et précise ; ou plutôt, il faut rappeler de nombreuses dates, des dates différentes pour différentes parties du texte. L’année 1221 est le moment où le processus s’arrête, c’est la « dernière date », pour ainsi dire. Et l’auteur, est-ce saint François ? Certes, c’est lui qui fait battre le cœur de la Règle, qui injecte la lymphe vitale de l’Esprit dans son tissu composé. Mais il vaut mieux dire que c’est une Règle « en commun », une œuvre conçue et rédigée en dialogue avec les frères et avec les faits. En avance sur son temps, François d’Assise fut parmi ceux qui ont su donner voix à l’un des principes les plus efficaces du pape François : « la réalité est supérieure à l’idée » (Evangelii Gaudium, n. 231). En fait, nous n’avons pas entre les mains un texte normatif écrit sur un bureau, mais quelque chose qui est né en dialogue avec la vie. C’est, tout d’abord, un « morceau de vie » plutôt qu’un « morceau de papier ». La parole écrite tente de répondre aux questions qui découlent d’une écoute continue de la réalité concrète. Nous reconnaissons dans la Règle non bullata le génie de celui qui a su intercepter, « en prise directe », de vraies questions et qui a su offrir des réponses efficaces. Oui, le génie réside souvent ici : avoir la capacité de saisir les questions centrales, non abstraites, mais ressenties « sur sa propre peau », en première personne, afin de donner à ces questions des réponses capables de convaincre, non seulement parce qu’elles sont « justes » pour ce moment-là, mais aussi parce qu’elles ont su convaincre les autres, au fil des siècles, de répondre sur la même longueur d’onde. Après huit cents ans, nous sommes toujours là, essayant de répondre en harmonie avec ces intuitions, car nous sommes « convaincus » que cela en vaut la peine !

Ce qui est impressionnant dans cette œuvre d’art, c’est surtout sa nature passionnée. En la lisant, on comprend immédiatement qu’elle ne donne pas des règles pour faire des choses, mais elle essaie de définir des coordonnées pour vivre des relations. Ce n’est pas un texte pour des scribes, mais pour des disciples (cf. Mt 13, 52). Et la relation focale qui libère ses énergies vitales au maximum est la relation avec le Seigneur Jésus, savourée comme un trésor pour sa propre vie. Comme nous le savons, le début de la Règle non bullata déclare sans équivoque que la règle et la vie des frères mineurs est celle-ci : « suivre l’enseignement et les traces de notre Seigneur Jésus-Christ » (1Reg 1, 1), vivre l’Évangile. Chapitre après chapitre, se déploie toute une série d’indications – tantôt synthétiques, tantôt avec passion – pour que cet Évangile soit vécu. Afin de le vivre, saint François nous invite, en plusieurs manières, à tout donner, à nous libérer de ce qui nous entrave. Vivre « sans rien en propre » (1Reg 1, 1) a du sens dans la mesure où nous avons été touchés par la surprise et la consolation du Seigneur Jésus présent dans notre vie ; sinon c’est un triste paupérisme. « Ne désirons donc rien d’autre, ne voulons rien d’autre, que rien d’autre ne nous plaise et ne nous délecte que notre Créateur et Rédempteur et Sauveur, le seul vrai Dieu, qui est plein bien, tout bien, tout le bien, le vrai et souverain bien, qui seul est bon » (1Reg 23, 9). Ce serait triste, nous dirait peut-être saint François avec ses premiers frères, si nous voulions « tout vendre » sans être d’abord conquis par la joie d’un trésor semblable, qui a dépassé toutes nos attentes. Ce trésor est Jésus et ce regard immensément sympathique que le Fils de Dieu tourne toujours vers chacun de nous, en suscitant la communion.

 Spiritualité, non pas spiritualisme

L’esprit du Seigneur s’applique à l’humilité et à la patience, et à la pure simplicité et la vraie paix de l’esprit

(1Reg 17, 14-15)

Parmi les « couleurs » et les « tonalités » les plus fascinantes de ce texte, il y a sans aucun sa simplicité. Attention : non pas la banalité d’une simplification trop facile, mais l’intelligence tranchante de celui qui a saisi un fil rouge capable de tout maintenir ensemble. Et donc ce qui maintient ensemble le corps de la Règle non bullata semble être la centralité de la vie dans l’Esprit. Qu’est-ce que cela veut dire ? Ici aussi, cela signifie en premier lieu dialogue avec la vie ! François d’Assise ne sait pas à l’avance ce qu’est l’Esprit Saint et comment il agit, mais c’est la vie quotidienne qui lui fait reconnaître le timbre de la voix de l’Esprit. La voix de l’Esprit a son propre timbre unique et très délicat, que saint François a pu entendre avec la plus grande attention de la foi ! Et il a permis à la Règle de préserver et de livrer des parcours pour tous, pour vivre ayant l’Esprit du Seigneur. Nous pouvons ainsi avoir, pour nous aussi, des indications fructueuses, après huit siècles ; des indications non-spiritualistes, c’est-à-dire antérieures à l’expérience de vie, de façon idéologique ; mais spirituelles, parce qu’elles sont « captées » par les vibrations du souffle de l’Esprit qui vive parmi les humains. Quelles sont les plus précieuses de ces indications spirituelles ? Elles pourraient peut-être être résumées autour de quelques points clés :

-      Le concret ordinaire : la Règle non bullata met ses doigts dans la pâte de l’existence, avec ses ferments parfois contradictoires et parfois prometteurs. En tout cas, elle ne se perd pas dans la spécification de normes ascétiques. Son plus grand souci est de prendre soin de la vie, sous toutes ses formes. Elle se soucie plutôt du parcours de la vie que de la préservation obstinée des structures. Là aussi on pourrait citer : elle s’occupe « d’initier des processus plutôt que de posséder des espaces » (EG 223).

-      Sans envie d’applaudissements : de mille façons – et parfois, sur ce point, il semble presque que saint François parle à genoux – nous sommes exhortés à faire attention, pour que nous soyons significatifs, mais sans être en proie à un exhibitionnisme. Notre saint savait bien à quel point la frontière est subtile : se faire illusion que « nous sommes en train de vivre l’Évangile » car nous avons beaucoup de disciples, beaucoup d’applaudissements et de nombreux likes ou followers sur nos réseaux sociaux. Une humble vigilance est donc nécessaire, car « l’esprit de la chair veut et s’applique beaucoup à détenir des paroles, mais peu à l’action ; et il ne cherche pas la religion intérieure et la sainteté intérieure de l’esprit, mais il veut et désire une religion et une sainteté apparaissant extérieurement aux hommes » (1Reg 17, 11-12). Parfois, peut-être, le risque est d’appeler « prophétie » ce qui n’est qu’une vitrine brillante. Mais saint François le savait : la prophétie n’est pas un plateau, et elle demande beaucoup d’humilité, beaucoup de trépidation... ne serait-ce que parce que les prophètes, en général, ont une mauvaise fin.

-      Une grande perte de temps : surabondante est la profusion de paroles dépensées par la Règle non bullata pour que les frères ne soient pas avares en dépenser du temps dans la prière : « dès lors, tous les frères, gardons-nous bien de peur que, sous prétexte de quelque rétribution, de quelque œuvre ou de quelque aide, nous ne perdions notre esprit et notre cœur ou que nous ne les détournions du Seigneur. Mais dans la sainte charité qu’est Dieu, je prie tous les frères, tant les ministres que les autres, une fois tout empêchement écarté et tout souci et toute préoccupation laissés de côté, de la meilleure manière possible, de faire servir, aimer, adorer et honorer le Seigneur Dieu d’un cœur pur et d’un esprit pur, ce que lui-même demande par-dessus tout. Et faisons-lui toujours une habitation et une demeure » (1Reg 22, 25-27). C’est une invitation vraiment spirituelle : une invitation à la gratuité, à la générosité de vivre des temps apparemment stériles mais qui, en réalité, nourrissent la vie spirituelle. Pour saint François, sans l’obstination de cette fidélité à la prière, tout risquerait de devenir une farce ou, dans le meilleur des cas, du volontarisme sans joie. 

En opposition à « l’anti-François ». Seulement comme des frères !

Gardez vos âmes et celles de vos frères.

Que tous les frères n’aient aucun pouvoir ni domination, surtout entre eux.

(1Reg 5, 1.9) 

Comme il y a un « anti-Christ » (cf. 1Jn 2, 18), il y a de même un « anti-François ». Est-ce le dévouement à la qualité de la vie fraternelle qui fait la différence ? Non seulement la vie fraternelle, mais aussi le soin ou, au contraire, l’indifférence. La Règle non bullata n’épargne aucune exhortation pour que la suite de Jésus soit vécue en frères. C’est presque une sorte de « dogme », de condensé que l’on peut saisir entre les lignes du texte. On pourrait oser dire : rien n’est aussi « anti-franciscain » (et anti-chrétien) qu’un style de vie qui s’enracine en dehors d’une passion pour les liens fraternels, dont l’âme doit être préservée !

François semble avoir vraiment l’intention de susciter en nous une saine horreur de toute forme d’indifférence envers l’autre. Il nous fait des milliers d’invitations, inspirées des chemins de la vie, pour que reste en nous la conviction que l’autre est toujours une « dette » pour nous, une voix qui nous appelle, quelqu’un à qui nous ne pouvons que consacrer notre attention. Sous de nombreuses formes ! Certaines d’entre elles, conservent tout leur charme après des siècles :

-      Amabilité sans contrefaçons : un ennemi à combattre est celui du repliement sur soi, de la fausse humilité (mais tiède et oppressante) ! « Qu’ils prennent garde de se montrer extérieurement tristes et de sombres hypocrites, mais qu’ils se montrent joyeux dans le Seigneur, gais et agréables comme il convient » (1Reg 7, 16). Alors il faut toujours sourire ? Ce n’est pas la question ! Il ne s’agit pas de devenir des experts des sourires montrés à gauche et à droite. Mais il est fondamental de ne pas se laisser tyranniser par la lourdeur de son sentiment, toujours mobile et inquiet. Notre cœur sera écouté même lorsqu’il sera triste, mais sans faire subir à l’autre notre mauvaise humeur.

-      Anesthésie contre les plus sensibles : il y a souvent des « lépreux » à rencontrer. Là aussi, la Règle non bullata nous invite à « anesthésier », à faire taire ces voix en nous, qui nous conduiraient à fuir, à prendre nos distances. L’invitation adressée aux frères, en revanche, est de « se réjouir quand ils vivent parmi des personnes viles et méprisées, parmi des pauvres et des infirmes et des malades et des lépreux et des mendiants le long du chemin » (1Reg 9, 2). La tâche devient certainement plus difficile lorsque le frère, dont il ne faut pas fuir, est le pauvre : c’est la voix qui bouleverse mes projets, c’est la main tendue qui m’oblige à inventer de nouvelles voies de communion, ce sont les blessures que l’on ne voudrait pas regarder et qui nous invitent à assumer une nouvelle sensibilité (qui n’est pas à anesthésier, cette fois !), celle du cœur compatissant de Jésus.

-      Une audace à récupérer : apprendre de la souffrance. Que la vie fraternelle ne soit pas une promenade facile et romantique, c’est une prise de conscience bien présente dans la Règle. Ce qui nous touche, à propos de la vie fraternelle, c’est que, pour François, les difficultés éprouvées, parfois de manière très forte, sont accueillies, elles aussi, comme des occasions. Il dirait même « une grâce » ! Le défi (et cette fois c’est vraiment le cas !) est de se laisser toucher par les personnes qui l’on craigne le plus, sans devoir les fuir toujours. Il se peut que l’on puisse apprendre quelque chose de nouveau, au moins une pincée de cette liberté que l’on savoure quand, peut-être à peine balbutiant, on arrive à « mourir pour ressusciter ». 

Moins que celui qui compte moins… Parler de la « minorité »

Et que nul ne soit appelé « prieur », mais que tous soient d’une manière générale appelés « frères mineurs »

(1Reg 6, 3)

Frères mineurs. Voici le nom de baptême que saint François veut donner à ceux qui choisissent de faire confiance et de vivre selon cette Règle. Minorité ! Mot à plusieurs sens et à facettes inimaginables. Est-il possible de trouver une formule synthétique qui les englobe tous ? Les tentatives faites pour cet effort de synthèse sont nombreuses et efficaces. Sans prétendre d’être exhaustifs, on pourrait probablement dire que la « minorité » est le choix de vouloir compter « moins que celui qui compte moins ». C’est une vraie prophétie ! C’est un noyau quasiment impossible à vivre, mais qui garde intacte sa capacité à nous mettre en garde contre tout risque de grandeur ou de possession. Est-ce une vertu ?

-          Il faudrait peut-être dire que la minorité n’est pas tant une attitude ascétique solitaire, c’est-à-dire un ensemble de choix de comportements – avec le risque qu’elles soient mortifiantes et réductrices – à la recherche d’une « perfection personnelle intérieure », mais c’est plutôt une manière d’être dans la vie. En ce sens, c’est une manière d’être en relation : avec les hommes, avec la création, avec Dieu. Mineur est celui qui ne se lasse pas de reconnaître, à pleins poumons, que tout ce qui existe vient de Dieu. Il ne peut donc s’empêcher de vivre dans un « état de gratitude ».

-          Synodalité, discernement communautaire : ce sont peut-être parmi les expressions les plus courantes dans l’Église d’aujourd’hui. On le sait : quand on parle beaucoup de quelque chose, c’est probablement parce qu’on en ressent le manque, l’urgence, que l’on a peur d’être vraiment synodaux ou que l’on craigne le fait qu’en discernant ensemble on doit toujours perdre quelque chose de nous-mêmes. Les termes impliqués sont modernes. Saint François ne les a pas connus, et pourtant les références très fréquentes aux diverses formes d’obéissance trouvent une place dans la Règle non bullata sur un fond d’écoute et de service mutuel : « par la charité de l’esprit, qu’ils se servent volontiers et s’obéissent les uns aux autres » (1Reg 5, 14). La minorité c’est aussi ceci : nous ne produisons pas la « vérité », mais elle nous est toujours donnée « de l’extérieur », à travers l’écoute mutuelle « par la charité de l’esprit ».

-          La synthèse vitale de la minorité doit peut-être être reconnue dans la logique de l’expropriation qui, dans la Règle non bullata, apparaît déclinée selon des perspectives multiples et complémentaires. Celles-ci qualifient l’attitude d’une personne qui, en soi, ne retient rien : restituer, donner, rendre, louer, remercier, bénir (cf. 1Reg 23). 

Dans une sainte extraversion. Aller par le monde

Lorsqu’ils verraient que cela plait au Seigneur, qu’ils annoncent la parole de Dieu

(1Reg 16, 7) 

Se donner au Seigneur, ou mieux, s’abandonner entièrement à lui – « que tous les frères, où qu’ils soient, se rappellent qu’ils se sont donnés et qu’ils ont abandonné leurs corps à notre Seigneur Jésus-Christ » (1Reg 16, 10) – représente un mouvement constitutif dans la vie des mineurs. Ceux-ci sont appelés à se réjouir de leur appartenance au Seigneur, non individuellement ou en cherchant seulement la communion d’esprit intra-communautaire (toujours précaire), mais en suivant l’invitation du Seigneur à être missionnaires, à parcourir les routes du monde pour proclamer la parole de Dieu. Dans la Règle non bullata on ne trouve pas beaucoup de mots qui disent en quoi consiste la prédication. Il n’y a pas d’instructions analytiques sur les « choses » à dire. On peut être sûr, cependant, que dans les intentions de saint François il y a le désir de favoriser un sermon fait avec les œuvres. La proclamation explicite de la parole de Dieu reste importante, mais dans la conscience de la responsabilité de ne pas trahir, à travers le style de ses relations, l’Évangile proclamé en paroles.

Plus radicalement encore, peut-être n’est-on pas loin de la vérité si l’on met en évidence dans la Règle non bullata un fait, qui est en soi libérateur et surprenant : plusieurs fois on annonce l’Évangile sans dire ou sans faire, mais en accueillant, sans amertume, sa condition de pauvres, de personnes appelées d’abord à recevoir. On annonce le message du salut en montrant, sur sa propre chair, sa condition radicale de personne limitée, qui a toujours besoin de miséricorde : « Et parce que nous tous, misérables et pécheurs, nous ne sommes pas dignes de te nommer, nous prions en suppliant que notre Seigneur Jésus-Christ, ton Fils bien-aimé, en qui tu t’es bien complu, te rende grâces pour tout, ensemble avec l’Esprit saint Paraclet » (1Reg 23, 5).

Pour conclure 

Un sceau jamais mis 

Non bullata : l’expression sert à préciser que nous sommes face à un texte qui n’a jamais reçu le sceau d’approbation officielle, par le biais d’une bulle papale, pour de nombreuses raisons. Ça vaut peut-être la peine de profiter de cette absence de bulle pour la rappeler non seulement comme un fait formel et juridique, mais aussi pour en valoriser sa signification existentielle. En d’autres termes, nous voulons rendre grâce au Seigneur pour le don d’un témoignage – plus qu’un texte – qui reste « sans frontières », toujours ouvert et « génératif ». Sur le papier, la Règle non bullata ne peut pas avoir des conséquences, mais elle peut les trouver dans le tissu vivant de celui qui accueille, par « inspiration divine » (1Reg 2, 1), l’invitation à vivre sa propre foi en harmonie avec le génie de saint François.

          Partageant les nombreuses difficultés de tant d’hommes et de femmes dans les parties les plus différentes du monde, nous désirons néanmoins maintenir allumée la flamme optimiste de l’espérance chrétienne, en accueillant du fond du cœur l’élan reconnaissant de saint François qui, au milieu des misères du monde, ne renonce jamais à bénir le Seigneur « qui seul est bon, pieux, aimable, suave et doux, qui seul est saint, juste, vrai et droit, qui seul est bienveillant, innocent, pur, de qui et par qui et en qui est tout pardon, toute grâce, toute gloire » (1Reg 23, 9).

          Nous invitons tous les membres de la famille franciscaine à s’unir à nous pour commémorer l’invitation de saint François, clairement exprimée dans la Règle non bullata, à vivre une vie guidée par l’Esprit de Dieu, enracinée dans l’expérience humaine et ouverte à un amour surprenant que Dieu offre à ceux qui sont disposés à lui permettre d’être au centre de la vie.

« Tout-puissant, très saint, très haut et souverain Dieu,

Père saint et juste,

Seigneur roi du ciel et de la terre,

nous te rendons grâces pour toi-même ! » (1Reg 23, 1)


Rome, 4 octobre 2020, solennité de saint François d’Assise

 

Fr. Michael A. Perry

Minister generalis OFM

 

Fr. Roberto Genuin

Minister generalis OFMCap

 

Fr. Carlos A. Trovarelli

Minister generalis OFMConv

 

***

« Je prie tous les frères d’apprendre la teneur et le sens de ce qui est écrit dans cette vie pour le salut de notre âme et de se le remettre fréquemment en mémoire » (1Reg 24, 1).

 

Prot. 009/2020

En couverture : Giotto, Innocent III confirme la règle franciscaine, Basilique supérieure d'Assise.


29 septembre 2020

Visite fraternelle à Zagreb du frère Ilija Barišić,ofm.

 "Les frères se salueront"



Dans la joie fraternelle, le frère Ilija Barišić,ofm nous a rendu visite ce mercredi 23 septembre 2020 en la mémoire de saint Padre Pio de Pietrelchina lors de son passage en Croatie à Zagreb au sein de la fraternité dédiée à l'Immaculée conception de la Bienheureuse Vierge Marie, fraternité de la Province d'Herzégovine pour les scolastiques étudiant à l'Université catholique de Zagreb. Ce dernier temps, cette fraternité accueille les frères scolastiques de trois  Provinces dont 4 de la Province saint Jérôme de Zadar, 9 de la Province saints Cyrille et Méthode de Zagreb et nous 4 de la Province saint Benoît l'Africain de la République Démocratique du Congo.

Joyeux de nous retrouver tous quatre sur sa terre natale, le frère Ilija Barišić nous a exprimé sa joie d'avoir entendu les éloges au sujet du progrès pour la langue croate comme pour les études ainsi que notre inculturation. Outre ses paroles d'encouragement, le frère Ilija Barišić missionnaire dans notre Province déjà plus de 40 ans, il nous a partagé en bref ses multiples expériences missionnaires et espère nous retrouver d'ici 2023 au service de notre Province. De nous tous quatre, le frère Ilija Barišić a reconnu le frère Dieudonné Kakule Mukwelerhe surnommé Božo sept ans plus tard après l'avoir recommandé au postulat saint François d'Assise de Nyantende en 2013.

De gauche à droite fr. Aganze Adolphe,ofm ; fr. Dieudonné Kakule Mukwelerhe,ofm ; fr. Junior Mwamba Ngongo,ofm; fr. Ilija Barišić,ofm et fr. Oscar Mujumbe Safari,ofm

Lui manifestant nos gratitudes pour ses services énormes dans notre Province et de cette visite fraternelle combien riche en compliments, nous nous sommes recommandés dans ses prières afin que nous puissions surmonter ce moment d'expérience estudiantine.

Merci infiniment de cette visite fraternelle : Oui, les frères se salueront.

Fraternellement !

frère Aganze Adolphe, ofm


28 septembre 2020

Reprise des cours au Stadium Biblicum Franciscanum Jerusalem

 

Le 25 septembre 2020, il y a eu reprise des cours au Stadium Biblicum Franciscanum Jerusalem. Dans le contexte de la pandémie de la covid-19, les dispositions de respect des mesures sanitaires sont prises. Ainsi, les cours sont dispensés via zoom meeting. Certains étudiants ne résidant pas sur place suivent de ce fait  les cours à distances.

Les frères étudiants au Stadium Biblicum Franciscanum Jerusalem


Nous tenons à encourager non seulement les étudiants à travailler avec assiduité sous cette nouvelle forme d’enseignement, mais aussi les professeurs à toujours dispenser les cours avec sollicitude comme à l'accoutumée. Puisse Dieu bénir cette année académique!

Frère Jacques Omari, ofm


"Ensuite j'attendis peu, et je dis adieu au monde". (Saint François d'Assise,test1)

 

Que le Seigneur vous donne sa paix!

 

Frère Adolphe Aganze, ofm

Munguaganze !

Merci infiniment de cette communion fraternelle au cours de l'ouverture de notre jubilé, une route vers un recommencement franciscain :"Recommençons mes frères, écrit Saint François notre Père ; car jusqu'à lors nous n'avons pas encore rien fait"... "J'ai accompli ma tâche, que le Seigneur vous donne d'accomplir la vôtre !" 

Que ces expressions si chères à notre Père, nous redonne 100 ans plus tard le courage et la force pour bâtir la maison du Seigneur en ruines dans une fraternité en mission vers les périphéries existentielles aujourd'hui : Quelle est notre église de saint Damien aujourd'hui dans notre Province ? Quels sont nos lépreux pour ce centenaire ? Brûle mon cœur de désir de les connaître ! 

Cependant, ces inquiétudes pour moi trouveront l'écho si et seulement mon cœur brûle de zèle pour l'Évangile en fraternité et au-delà de cette dernière.

Que nos frères, premiers missionnaires sur la terre de frère Lufuluabo Mizeka François et frère Ilunga Armand intercèdent pour nous afin que la joie qui les animait en arrivant à Kanzenze, demeure une source intarissable de vocations franciscaines dans notre Pays fasse à la sécheresse tangible sur leurs terres respectives aujourd'hui : des fraternités vides et/ou avec un nombre considérable des frères âgés! S'ils étaient venus vers nous, sans peur des intempéries, n'ayons pas peur de rêver d'aller vers eux, vers leurs terres car ils avaient aussi le même rêve que nous. La vieillesse grandissante des frères, le problème crucial de la démographie en général et la réduction des provinces : de 6 à une seule en Italie, la même chose pour les USA et le Canada, le nombre très réduit pour la Province de Zadar au risque de redevenir une "custodie" d'ici 2022, la rareté des vocations pour la Province de la Bosnie qui aujourd'hui a qu'un seul novice au sein du Noviciat de la Province d'Herzégovine, pour ne citer que cela nous laissent aussi un cœur brûlé de désir pour la mission Ad Gentes issue du saint concile du Vatican II et comme venait de réitérer le Saint Père pape François sa demande à l'Église universelle dans "Querida Amazonia": Chère Amazonie. Tu as fait de nous, pour le Seigneur un peuple des rois !

Si notre Province mère aujourd'hui nous offre la naissance de deux autres entités au Pays, estimons que ceci est semblable à l'Ordre en ses débuts au cours du 13e siècle particulièrement lors de son expansion. Et non une brèche pour la spéculation effrénée !

Pouvons-nous dire que les années faites de mission dans notre Province qui a créé ce fossé aujourd'hui dans leurs provinces respectives ? J'estime que non, mais j'accuse une vitesse de croisière de la sécularisation, qui débouche sur" vivre comme si Dieu n'existe pas", engendrée déjà avant la révolution française, aujourd'hui cause toutes les dérives qui s'accumulent avec un dégoût à la vie religieuse dans son ensemble dans les pays où le capitalisme et le consumérisme dégradent la vie des familles devant l'engouement observé dans notre Province à la porte de demande d'admission. Tenez bon ce trésor précieux des vocations.

Voilà l'intention à formuler pour ce jubilé afin que Dieu renouvelle ses prodiges et recommence ses merveilles dans les pays de nos premiers frères missionnaires: en Belgique, aux USA, en Croatie, en Bosnie-Herzégovine, en France, en Italie, etc. Puisque la foi vient par l'écoute, et l'écoute s'effectue par celui qui est envoyé à celui qui tend l'oreille chez saint Paul, chers frères n'ayons pas non plus peur de sortir si le maître de l'envoi le souhaite !

 

Quelques frères au Scolasticat Saint Jean XXIII

Que ce petit mot exprime ici ma gratitude envers ces frères !!!

Ô, frères bien-aimé, des vaillants missionnaires,

Fils de saint François d'Assise et de l'église,

Au-delà de la géopolitique en 1920 dans notre Pays,

La mission a été teintée de l'emprunte coloniale,

Votre amour franciscain vous avait poussé à quitter les sécurités sociales et religieuses de vos pays respectifs vers une terre inconnue,

 Ô, frères, fils du poverelo d'Assise, infatigables sur les routes de Katanga, de Bukavu en vue de communiquer l'amour retrouvé dans l'Évangile,

Le climat n'a jamais été une préoccupation pour vous, mais plutôt la joie de l'Évangile à apporter car "la joie inonde le cœur de celui qui a rencontré Jésus" s'écria le Pape François dans Evangelii Gaudium.

Merci de tout cœur pour avoir changé notre douleur coloniale en une jubilation sans fin à l'instar du peuple élu de la sortie de l'Égypte ancienne grâce à l'Évangile et aux valeurs Franciscaines d'ailleurs issues de notre charisme :" Vivre l'Évangile de notre Seigneur Jésus Christ"!

Ô, frères, votre proximité avec le peuple vous a rendu l'un de leurs,

N'est-ce pas certains plus tard pouvaient prononcer sans encombres: " Tshikumba" ou " Mwirhu" et eux pouvaient dire " Muzungu" ou "Mundele";

Cet amour et cette fraternité ont rendu la vie franciscaine itinérante au Congo.

Ô, fils du grand pacificateur à Damiette et à Assise, nous sommes aujourd'hui reconnaissants de l'amour communiqué qui efface les situations des tensions dans les premières fraternités : au postulat, au noviciat ou au scolasticat et ailleurs, par la paix retrouvée.

Nous disons pardons si vous n'avez pas été satisfaits de l'œuvre accomplie, croyez-nous chers frères, que déjà ce jubilé ouvert le dimanche 16 février 2020 en la paroisse Mère par l'Eucharistie célébrée par Mgr Nestor NGOY KATAHWA, évêque de Kolwezi et autour de lui les frères et sœurs de la famille franciscaine au Congo dont le ministre provincial de la Province Saint Benoît l’Africain le frère André Murhabale Barhayiga et le délégué du ministre provincial de la Province Sainte Marie des Anges le frère Adélard-Marie Ntumba, est un signe de l'œuvre amorcée depuis le 16 février 1920 et les intervalles y référant.

Ô, frères blancs déjà par le premier habit imposé aux missionnaires,

Vous avez accepté d'ôter l'habit de l'Ordre, signe d'obéissance franciscaine en vue de répondre à la Mission,

Sachez que nous gardons jusqu'à la fin de temps cet habit dans sa forme voulue par saint Bonaventure car vous nous l'avez montré et nous l'avons porté et nous le portons.

Eh bien, chers frères,

S'il y a parmi vous, celui qui a déjà dit avec saint François d'Assise notre Père:" Bienvenue sœur la mort"

Qu'il repose dans la félicité éternelle.

S'il y a celui qui est encore vigoureux jusqu'en ce moment,

Qu'il pousse le cri d'allégresse avec nous, vos frères à qui la vie franciscaine a été communiquée.

Ô, frères, fils du père de l'écologie, laissons- nous chanter avec ses frères et saint Benoît l'Africain accompagnés tous de Notre Dame de la Portioncule le cantique du frère Soleil.

Et maintenant que nous avons ouvert la porte du Jubilé, rentrons chers frères et sœurs de la grande famille franciscaine au Congo,

Dans cette communion fraternelle vers une annonce des merveilles que le Seigneur a fait pour nous déjà 100 ans.

 

Fraternellement !

Frère Aganze, ofm /Croatie.


22 septembre 2020

Qu'il me soit permis de dire merci!


De gauche à droite: Fr. Jean-Claude, Fr. Éleuthère, Fr. Antoine

Paix et bien !

Il serait vraiment ingrat de notre part de ne pas dire merci à Dieu pour m’avoir appelé dans l’ordre des frères mineurs, pour avoir voulu que je m’engage définitivement à la suite du Christ sur les traces de Saint François d’Assise. Ma gratitude s’en va aussi à ma province Saint Benoît l’Africain pour la formation, la prière et la fraternité. Ma reconnaissance à tous ceux qui m’ont accompagné, soutenu et encouragé de loin ou de près ! Que Dieu vous bénisse !

Pace e Bene a tutti!

" Voici, oh! qu'il est agréable, qu'il est doux pour des frères de demeurer ensemble! " Ps 133,1

Frère Antoine Muyisa, ofm


La mémoire en théologie fondamentale pratique de J.B. Metz (1928-2019) et J.M. Ela (1936-2008). Défi pour le christianisme en R.D. Congo

 

PONTIFICIA UNIVERSITÀ GREGORIANA

FACOLTÀ DI TEOLOGIA

Dipartimento di Teologia Fondamentale

____________________________________________

 

 

 

 

La memoire en theologie fondamentale pratique de J.B. Metz (1928-2019)
et j.M. Ela (1936-2008)

 

Défi pour le christianisme en R.D. Congo

 

 

 

                           Présentation de la thèse

 

 

 

Doctorant : Jean-Claude Mulekya Kinombe, ofm

 

Membres du Jury :

-        R.P. Prof. Mmassi Gabriel SJ, Président

-        R.P. Prof. Xavier Joseph, SJ, Modérateur

-        R.P. Prof. Patsch Ferenc, SJ, le Censeur

 

 

Roma, 18 settembre 2020, ore : 16 :00, Aula: C012

 

 


 

La présente recherche, comme indique le titre, La mémoire en théologie fondamentale pratique de J.B. Metz (1928-2019) et J.M. Ela (1936-2008) : Défi pour le christianisme en R.D. Congo, se propose d’une part, d’analyser la catégorie théologique de la mémoire dans la pensée théologique de Metz et Ela. D’autre part, elle cherche à montrer que la mémoire chrétienne met devant l’homme, non seulement la mémoire de la passion du Christ et de sa résurrection, mais aussi la passion de l’humanité et l’espérance de la libération. D’où, la nécessité d’un christianisme ‘mystico-politique’[1] qui se met à la suite du Christ tout en étant sensible au cri de l’homme qui, au fil de l’histoire, crie vers Dieu.

 

1.           Méthode, originalité et limite de la recherche

Pour l’élaboration de cette thèse, deux auteurs ont été choisi comme guides : Jean Baptiste Metz, un théologien allemand ; et Jean-Marc Ela, un théologien et sociologue africain Camerounais. Dans leurs réflexions théologiques, ils traitent de la ‘mémoire’ comme une catégorie théologique fondamentale.

Pour bien appréhender notre problème et la problématique, notre étude a adopté la méthode herméneutique dans une triple démarche[2] :

-        La contextualisation pour patrouiller le contexte historique du monde vécu par Metz et Ela. Avec cette lumière, nous nous sommes rendu compte que leur théologie résulte de l’histoire personnelle vécue par chacun pour la crédibilité de tout le christianisme dans le monde contemporain.

-         La décontextualisation pour dialoguer avec nos deux théologiens en vue de bien comprendre leur visée d’une théologie fondamentale pratique ayant comme fil conducteur la ‘mémoire’.

-        La récontextualisation pour nous permettre de faire un affrontement critique entre ces deux théologiens, synthétisant les points centraux de leurs pensées théologiques en signalant les différences, les convergences et surtout leurs contributions au christianisme congolais.

L’originalité de cette dissertation se réalise justement dans la tentative de mettre en confrontation deux théologiens, Metz et Ela, autour de l’argument de notre thèse, soulignant les convergences et les divergences, mais surtout la continuité entre leur théologie en indiquant leur apport à la théologie, espérant qu’elle contribuera à la pratique du christianisme en R.D. Congo.

 

2.           Contenu et structure de la dissertation

La thèse se ramifie en cinq chapitres. Le premier focalise toute son attention sur la mémoire comme concept non seulement philosophique mais aussi théologique fondamentale. Le deuxième et le troisième chapitre ont pour but de patrouiller les écrits de Metz et Ela pour exposer leurs réflexions théologiques sur la mémoire chrétienne. Le quatrième chapitre confronte les pensées théologiques de Metz et Ela au sujet de la mémoire chrétienne dans le but de relever non seulement les points de rencontre entre eux, mais aussi les différences et les limites de leur réflexion du point de vue théologique. Le cinquième chapitre relève les contributions théologiques de Metz et Ela au christianisme en Afrique mais plus particulièrement en R.D. Congo.

 

2.1.          La notion philosophico-théologique de la mémoire

Le premier chapitre, centré sur la notion philosophico-théologique, offre un cadre très riche sur la considération philosophique et théologique de la mémoire.

D’abord, dans le cadre philosophique, le concept de memoria, anamnèsis, trouve son origine en Platon. Il rend possible une connaissance rationnelle à partir du rappel d’une connaissance déjà connue bien avant dans le monde des idées grâce à l’âme. Pour Platon, l’anamnèsis est une donnée que seuls les vrais philosophes possèdent de par leur capacité de s’élever dans le monde des idées. Le savoir n’est que reminiscence ; connaitre c’est se souvenir, se remémorer. Son point faible est qu’il conduit à l’abstraction. Pour cette raison, le champ théologique fait de la memoria, une figure de libération de l’homme dans le monde et dans l’histoire.

Dans l’Ancien et le Nouveau Testament, la mémoire est au centre des événements fondateurs du judéo-christianisme. Elle suit deux mouvements : elle est à la fois la mémoire de Dieu pour l’homme, mais aussi la mémoire de l’homme pour Dieu. La raison théologique qui fonde cette option c’est la fidélité de Dieu à son alliance ; il est le Dieu «qui n’oubliera pas l’alliance qu’il a conclue par serment avec tes pères» (Dt 4,31). Dans ce sens, le fidèle prie et invoque Dieu en toute confiance : «Souviens-toi de ta tendresse, Yahvé, de ton amour car ils sont de toujours» (Ps 25,6).

La mise en garde que le Seigneur souligne est l’oubli : «garde-toi d’oublier Yahvé qui t’a fait sortir du pays d’Égypte, de la main de servitude» (Dt 6,12). De la sorte, la tâche revient à la famille de pouvoir transmettre aux enfants les merveilles accomplies par Dieu en faveur de son peuple (cf. Dt 6,7.21-23).

En faisant mémoire des œuvres fondatrices de la foi d’Israël, ces événements viennent critiquer et remettre en cause la stratification sociale qui se vit dans l’aujourd’hui de la société. Cela voudrait signifier que la mémoire est une invitation à prendre soin de ceux qui sont aujourd’hui démunis (cf. Dt 24,18 ; Mt 25, 37-40). C’est en cela que réside la dimension pratique et libérante de la mémoire qu’apporte la théologie. D’où, l’ouverture au deuxième chapitre qui focalise toute son attention sur la mémoire en théologie fondamentale pratique de Metz.

 

2.2. La mémoire en théologie fondamentale pratique de J.B. Metz

Metz qui, ayant connu, une situation tragique dès le bas âge, à seize ans, enrôlé dans l’armée et voyant mourir ses amis ne se rappelle que de son cri sans voix[3]. Sur le pas du concile Vatican II, dans la deuxième moitié des années 60, dans sa conférence tenue au congrès international de théologie de Toronto, au Canada, du 20 au 24 août 1967[4], Metz exposa le programme d’une «nouvelle» théologie politique. La nouveauté de sa théologie politique est exprimée dans ses deux tâches. D’une part, sa tâche négative, est son engagement pour la de-privatisation (Entprivatisierung) de la théologie et de la foi ; et d’autre part, positivement, elle fournit le message eschatologique montrant qu’aucune «seigneurie» sur terre n’est sujet absolu de l’histoire[5].

Face à cette ‘nouvelle’ théologie politique, naîtront des critiques de la part d’un grand nombre d’auteurs qui voudraient savoir en quoi ce projet théologique est-il vraiment chrétien. Quant à Metz, il recourra à la «Thèse de mémoire (die memoria-These[6], une catégorie théologique pour montrer clairement que son projet est bel et bien chrétien.  C’est en elle que repose le caractère spécifiquement chrétien de la «nouvelle» théologie politique[7] dans la mesure qu’elle est une attitude où l’homme se souvient des promesses annoncées, et d’espérances vécues à cause de ces promesses, elle est liée aux souvenirs pour vivre sa vie[8]. De la sorte, pour Metz, «la foi chrétienne s’articule comme memoria passionis, mortis et resurrectionnis Jesu Christi»[9]. Elle n’est pas seulement une mémoire glorieuse, elle est aussi dangereuse. D’où, la question de la théodicée de Metz[10] soulignant la question de Dieu dans sa version la plus singulière, d’une certaine façon ‘politique’. Elle est le discours sur Dieu comme cri d’appel pour le salut des autres, de ceux qui souffrent injustement, des vaincus de l’histoire[11]. Seule la notion de la ‘réserve eschatologique’ et de la ‘suite du Christ’ dans ses dimensions mystique et politique constitue la source du courage pour le chrétien. Cette réflexion ouvre au troisième chapitre qui traite du second auteur de cette dissertation, Ela.

 

2.3.          La mémoire dans la théologie africaine de J.M. Ela

De par sa formation théologique, sociologique et de son expérience sur terrain chez le peuple kirdi du nord-Cameroun, le théologien africain Ela s’interroge sur le sort de l’homme africain. Cet homme qui, non seulement sous la colonisation et après les indépendances, mais aussi sous l’esclavagisme, croupit sous le poids de la misère et de la pauvreté.

Partant de la mémoire de l’Afrique, Ela ne cesse de prouver le caractère ‘incomplet’ du christianisme pénétré en Afrique. Au fait, le christianisme africain a été reçu dans la tradition caritative du christianisme colonial où, au sein des Nations chrétiennes, l’esclavage des Noirs n’était que le juste châtiment mérité par la descendance de Cham le maudit, gémissant dans les ténèbres et l’ombre de la mort[12] ; et le Dieu qui était présenté aux africains était étranger au temps, indifférent aux situations sociales, politiques, économiques et culturelles. C’était un Dieu de la nature qui n’a comme mission de commander l’adaptation et la soumission à l’ordre des choses, la docilité aux oppresseurs[13]. Un bon chrétien était celui qui dit ‘oui’ à tout !

En plus de la mémoire douloureuse due à la traite des Noires et à la colonisation, l’Afrique est caractérisée aujourd’hui par des grandes inquiétudes de la montée des inégalités, de la dégradation des conditions d’existence, de la dépendance de plus en plus grande de l’extérieur, de l’impérialisme avec ses relais et ses appareils idéologiques. De là résulte que, si la théologie est un discours sur Dieu, elle doit s’interroger sur le Dieu de Jésus-Christ tout en restant à l’écoute des questions des hommes et des femmes dont elle ne peut pas ignorer leurs situations, leurs inquiétudes et leurs aspirations[14]. C’est dans ce cadre qu’Ela tient à la théologie de la mémoire, de la mémoire ecclésiale, capable de se transformer en action libératrice à la lumière de la mission libératrice de Jésus-Christ, qui est à mesure de rejoindre le dynamisme de l’existence humaine là où Dieu rencontre l’africain dans son histoire[15]. Dans le chapitre suivant, cette dissertation va confronter les pensées théologiques de Metz et Ela pour recueillir leur contribution à la théologie fondamentale qui se veut pratique.

 

2.4.          Confrontation théologique entre J.B. Metz et J.M. Ela sur la mémoire en théologie fondamentale pratique

Deux théologiens, Metz et Ela se rencontrent au tour de la question fondamentale du christianisme comme ‘mémoire’. Pour le premier, convaincu que la foi chrétienne est «une memoria passionis, mortis et resurrectionnis Jesu Christi »[16], confesse qu’«une memoria resurrectionis, qui ne serait pas memoria passionis, serait de la pure mythologie»[17]. La memoria passionis a l’objectif de sensibiliser le christianisme à s’attacher à la mémoire chrétienne critiquant toute tendance insensible à la souffrance des vaincus. La dimension pratique à laquelle elle invite est la ‘suite’ du Christ dans ses dimensions mystique et politique.

Le second, Ela, au sujet de la mémoire, accomplit un dépassement théologique face à Metz en mettant l’accent non seulement sur la passion, mais aussi sur la résurrection. Au nom de l’Évangile, il invite le christianisme à refuser de faire de la vie sur terre ‘une vallée de larmes’. Car, le monde d’ici-bas, porte en germe le monde de la résurrection[18]. Par sa résurrection, le Christ recrée l’humanité, refait l’homme à neuf en le rendant vivant. De la sorte, par sa mort et sa résurrection, le Christ est le vainqueur de la mort, le Seigneur et le Prince de la vie[19],  le libérateur, le donneur de la vie et la Parole de Vie en étant ‘l’aujourd’hui de Dieu’ dans le monde et dans l’Éternité le salut de Dieu accompli pour toutes les générations. La figure de Jésus-Christ libérateur, donneur de la vie, qui est venu pour que le monde ait la vie en abondance (cf. Jn 10,10) constitue un argument fort de la pensée théologique d’Ela et de la spiritualité africaine. Cette considération ouvre au dernier chapitre de cette dissertation présentant la mémoire chrétienne de Metz et Ela comme un grand défi au christianisme en R.D. Congo.

 

2.5.          De la mémoire chrétienne de J.B. Metz et J.M. Ela au christianisme crédible en R.D. Congo

En R.D. Congo, la mémoire constitue l’un des piliers sur lequel repose non seulement la culture congolaise, mais aussi le déroulement historico-politique du pays. A côté de la diversité culturelle des congolais visible à travers la diversité de leurs langues, arts et croyances, leurs éléments communs sur lesquels s’enracinent leur mémoire sont : la mémoire de l’Être Suprême, des ancêtres et de la vie comme don et communion. La mémoire est considérée comme une boussole, un héritage, qui oriente tout congolais dans la vie terrestre. Elle est ainsi une méta-histoire originaire, conçue, non comme un simple rappel du passé, mais comme une réactualisation des faits accomplis par les ancêtres, rappelés par les parents et transmis des pères aux fils de génération en génération. Les anciens sont de ce fait considérés comme des ‘bibliothèques’ vivantes[20]. Avec la mémoire, le congolais se comprend qu’il naît dans un monde déjà constitué avant lui, qui le précède. N’étant pas sa propre source, il se reçoit des autres et doit son être aux autres faisant parti d’un peuple. Cette dépendance l’ouvre à une dépendance beaucoup plus radicale avec Dieu qui «est celui qui est par lui-même, qui est absolument»[21]. La famille constitue le lieu de la mémoire par excellence. Par ailleurs, la mémoire comme pédagogue ou lampadaire conserve la capacité de souvenance d’une expérience douloureuse à éviter dans le présent et l’avenir.

Cependant, la situation sociopolitique et économique de la R.D. Congo détruit non seulement la mémoire culturelle et chrétienne, mais aussi le contenu même de la politique. Cette dernière, au lieu d’être une vocation très noble, très précieuse de la charité, de service en faveur du bien commun, une voie exigeante de service, de charité et de responsabilité envers le prochain[22], n’est qu’un moyen de manipulation, de mensonge, de corruption, de règlement de compte, d’enrichissement facile peu importe le moyen ; C’est devenu un canal de distribution d’habits, d’huile, de savon en cas de campagne électorale. C’est également un système avec lequel l’on annonce des grands projets avec de bruits, de publicités ; on fait semblant de commencer les travaux, après quelques mois, tout s’arrête, des milliards d’argent sont systématiquement volés, à la fin les œuvres annoncées avec pompe n’existent pas ! Bien que le peuple congolais soit considéré comme un peuple «solidaire», la gestion du pays trahit cette hypothèse. L’oubli du passé fait que la R.D. Congo ne patauge que dans la boue jusqu’aujourd’hui[23]. Sa misère n’a pas seulement des causes exogènes mais aussi endogènes dues aux congolais eux-mêmes.

Marquée par la misère, l’effervescence religieuse a élu domicile dans ce pays.  Les congolais ont vu finalement leur calvaire comme une fatalité ; condamnés à la résignation, déprimés, ils se réfugient dans des sectes, dans la prière, des églises messianiques en végétant dans la misère, mais en se consolant par les chants et les danses espérant au bonheur terrestre, aux miracles, aux guérisons et aux prophéties. Les congolais s’appuient sur des slogans lingala, devenus des maîtres mots dans des églises, «Kolo kaka, Kolo akosunga» (en français : «Dieu seul nous délivrera»), «Nzambe akosala» (en français : Dieu va faire), « Dieu est au contrôle ». Dans les provinces swahiliphones, on entend dire : «Mungu tu, tusali tu» (en français : Seul Dieu, prions seulement) ; etc.

Cette effervescence religieuse, cette hyper-religiosité congolaise est à la base du christianisme exaltationiste désincarné. De la sorte, en R.D. Congo, dans des églises chrétiennes, des prédications ne tournent qu’autour d’un Dieu trop piétiste, utilitaire, thaumaturge, avocat des causes impossibles qui dépanne et agit en lieu et place de l’homme en trouvant des solutions inespérées et perdues. Dieu y est devenu un «quado» (lingala, c’est-à-dire, , un réparateur à chercher quand il y a panne) [24], un ‘bouche-trou’[25]. Ainsi, le christianisme qui sévit dans ce pays voudrait rendre l’homme incapable de s’occuper de sa responsabilité personnelle et sociale.

Pour que la R.D. Congo décolle sur le plan socio-politique, économique et religieux, à la lumière de Metz et Ela, le devoir de la mémoire est à valoriser, une mémoire non seulement glorieuse, mais aussi douloureuse. Cette mémoire conduira non seulement à la purification de l’image de Dieu et de l’homme, de la maladie et de la souffrance, mais aussi à la restauration d’un christianisme congolais crédible qui, sous le regard de la notion metzienne de la «réserve eschatologique»[26], devient de plus en plus mystico-politique[27] et l’Église elle-même se comprendra comme une ‘institution du second degré’ par rapport au Royaume de Dieu[28]. C’est ainsi qu’elle annoncera la Parole de Vie, en dénonçant tout ce qui tue la vie et en renonçant à toute tendance triomphaliste ; car, dans le niveau où se trouve le pays, la R.D. Congo a plus besoin de justice, de paix et de développement que des aumônes ou des assistanats. Elle a plus besoin de l’amour dans sa dimension sociale.

  

3.               Conclusion

En somme, la mémoire est une donnée chrétienne théologique fondamentale. Avec elle, en l’insérant dans la société et l’histoire, Metz et Ela en font une catégorie théologique de libération de l’homme et de la crédibilité du christianisme dans le monde. De la sorte, elle constitue un défi lancé au christianisme congolais en quête des ‘miracles’ comme point de départ pour la refondation de la société congolaise sur de nouvelles bases de la justice. La voie empruntée par le Christ et qui doit être celle du christianisme congolais est celle de donner la vie en abondance (cf. Jn 10,10).

 

 



[1] J.B. Metz, Mistica degli occhi aperti, 175 ; J.B. Metz, Un temps pour les ordres religieux?, 36 ; J.M. Ela, Repenser la théologie africaine, 14.

[2] Cf. G. Shimba- R. Kazadi, Initiation à la Théologie Africaine, 29-32.

[3] J.B. Metz, Memoria passionis, 91.

[4] Cf. J.B. Metz, Il problema di una ‘teologia politica’, 9-23.

[5] Cf. J.B. Metz, Pour une théologie du monde, 125.

[6] J.B. Metz, «‘Politische Theolgie’ in der Diskussion», 284.

[7] Cf. J.B. Metz, La ‘teologia politica’ in discussione, 254.

[8] Cf. J.B. Metz, La foi dans l’histoire et dans la société, 225.

[9] J.B. Metz, La foi dans l’histoire et dans la société, 131.

[10] Cf. J.B. Metz, «Gefährliche Erinnerungen. Kleiner Brief zu einem großen Thema», 22.

[11] Cf. J.B. Metz, memoria passionis, 10.

[12] Cf. J.M. Ela, Le cri de l’homme africain, 38 ; Repenser la théologie africaine, 69.

[13] Cf. J.M. Ela, Le cri de l’homme africain, 42.

[14] Cf. J.M. Ela, Repenser la théologie africaine, 8.

[15] Cf. J.M. Ela, Repenser la théologie africaine, 262.

[16] J.B. Metz, La foi dans l’histoire et dans la société, 131.

[17] J.B. Metz, La foi dans l’histoire et dans la société, 133.

[18] Cf. J.M. Ela, Repenser la théologie africaine, 83.

[19] Cf. J.M. Ela, Le cri de l’homme africain, 49.

[20] Chez les Yira ou Nande de la R.D. Congo, l’ancien est celui qui transmet les conseils crédibles à suivre. D’où, le proverbe : «A hate mukulu havul’ihano».

[21] B. Sesboüé, L’homme, merveille de Dieu, 48.

[22] Cf. Francois, Evangelii Gaudium, 205; Discours aux membres de la fondation ‘Giorgia la Piro’, Roma, 23 mars 2018; Discorso del santo Padre Francesco a un gruppo della Pontificia commissione per l’America Latina, Roma, 4 marzo 2019.

[23] W. Moka-mubelo., «L’utopie de la justice restauratrice», 126-127.

[24] Contrairement à cette mentalité installée dans le chef de congolais, un musicien congolais Lumbala chante «Nzambe ya solo aza Nzambe ya quado te, oyo tokolukaka soki pine etoboki» (en français : Le vrai Dieu n’est pas un réparateur des pneus dont nous avons besoin seulement en cas de crevaison). A Kinshasa, le ‘quado’ désigne la personne qui exerce le métier de réparation des pneus des véhicules. C’est un service de secours se trouvant le long des avenues et des rues qui dépanne en quelques minutes un pneu troué ou éclaté pendant la course du véhicule ou de la moto. En n’identifiant pas le vrai Dieu au besoin, Lumbala est convaincu que Dieu n’est pas ‘un bouche-trou’ reconnu exclusivement aux ‘limites’ de la possibilité humaine, mais il est le centre de la vie humaine. Car, il doit être reconnu dans la vie, non strictement en cas de mort, de maladie, de santé, de souffrance, de péché, mais dans toute la vie. En Jésus-Christ, Dieu est le centre de la vie humaine. C. Lubamba, Mandangamanga, 2010.

[25] Selon Bonhoeffer, Dieu est considéré comme «le deus ex macchina, [...] pour résoudre apparemment les problèmes insolubles [...] le bouche-trou de notre connaissance imparfaite». D. Bonhoeffer, Résistance et soumission, 2016.

[26] J.B. Metz, Pour une théologie du monde, 136 ; J.B. Metz, «Il problema di una ‘teologia politica’», 15.

[27] Cf. J.B. Metz, Un temps pour les ordres religieux ?, 36 ; .B. Metz, Mistica degli occhi aperti, 175.

[28] Cf. J.B. Metz, Pour une théologie du monde, 136.

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